Vivant et Virtuel

 

Colloque International "Vivant et Virtuel"

Théâtre 95 / Décembre 1994

 

 

Conférence de Jacques-Emile Bertrand

(Résumé)

 

Virtuel / réel

 

Est à proprement parler virtuel ce qui n’existe pas mais pourrait advenir. On parlait autrefois de potentialité, de possibilité, voire de probabilité ou de plausibilité, encore que ces termes réfèrent à des choses de nature différente. L’expression "image virtuelle" est un non-sens. Rigoureusement, une image est une "représentation mnémonique ou construite en l’absence de stimulations sensorielles correspondantes" [H. Piéron, Vocabulaire de la philosophie]. Comme représentation du réel, l’image est un objet halluciné. L’hallucination n’est pas un défaut de réalisme mais un excès (surréalisme). Si j’ai un besoin vital de la présence d’un éléphant rose et s’il n’est pas disponible dans le réel, je l’hallucine. A l’opposé, je suis parfaitement capable de ne pas voir tel objet pourtant objectivement présent dans mon champ visuel si une raison impérieuse m’interdit de prendre conscience de son image. C’est une variante d’acte manqué, c’est-à-dire, justement, réussi. Même lorsque l’image représente un objet imaginaire, comme certaines gravures d’Escher par exemple, elle n’a pas moins une existence physique, réelle et non virtuelle. Parler d’image virtuelle, c’est donc confondre le nom et la chose, la carte et le terrain, le monde et ses représentations.

Temps réel et interactivité

L’ère des technologies nouvelles est, nous dit-on, celle du "temps réel". Les "communicateurs" de notre époque sont, comme tout publicitaire, friands de nouveauté, signe éphémère par nature de toute modernité : nouveau roman, nouveaux philosophes, nouvelle économie (et ses nouveaux pauvres), nouvelles technologies. A l’acte en direct, qui s’oppose au différé et à l’artifice, le langage des nouvelles technologies préfère l’action en temps réel. Et le réel, c’est du véritable, du véridique, de la Vérité. Ce qui porte, dit en passant, à confondre authenticité et spontanéité. Il s’agit en fait d’un abus de langage. L’exécution apparemment immédiate de l’instruction de commande, la quasi-simultanéité de l’action et de la réaction sont illusion, car toute transmission suppose un délai, même négligeable. Dans notre société enivrée de vitesse, tout point de suspension du temps est une victoire sur l’inertie de la matière (donc sur la mort). Mais en occultant la réalité matérielle, énergétique et informationnelle d’un dispositif technique, le langage retourne à la pensée magique préscientifique : tout comme le nom peut remplacer la chose absente, je commande (j’appuie sur le bouton), et mon vœu s’accomplit. De ce point de vue, les " images virtuelles interactives " que nous peaufinent les promoteurs de la sexualité de synthèse ne détiennent aucune originalité par rapport à l’interrupteur de courant, qui me permet de plonger la salle dans l’obscurité ou dans la lumière. La dépense d’énergie (métabolique) est modique : en activant quelques muscles, je commute le contacteur qui produit magiquement l’obscurité ou la lumière escomptée. Je réalise mon désir, si j’ose dire, d’un tour de main. Je découvre comme Jourdain que j’allume, éteins, respire, marche, pense, rêve, joue, jouis en temps réel.

L’innocence apparente des mots nouveaux ne doit pas masquer l’idéologie sous-jacente à leur emploi car une idée, comme un train, peut en cacher une autre aux conséquences plus graves. La téléphonie, la télévision et sa télécommande, la téléconférence portent le rêve ancestral de l’action à distance et de la téléprésence. Ce besoin de télépathie et de télépraxie généralisées, qui n’est pas sans rapport avec la difficulté à trouver sa place et son identité sociales, le discours technopoïétique laisse entendre que les nouvelles technologies pourraient y pourvoir. Le mythe du prolongement des organes sensoriels trouve son aboutissement dans l’idéal d’un toucher à distance : terminaux (terminaisons nerveuses) locaux (locales) dans un réseau planétaire dont Internet nous donne les prémisses. Internet, un maillage de " communication " où l’interactivité technique tient lieu d’interaction humaine, interaction dont le contact – ce tact ou toucher commun – est la condition première.

Dans ce " progrès ", l’Autre est une espèce en cours de disparition.